Dans l’univers de la finance d’entreprise, la valorisation constitue un exercice à la fois technique et stratégique. Qu’il s’agisse de fusions-acquisitions, d’investissements en private equity, ou de décisions de gestion long terme, la construction d’un modèle DCF rigoureux est aujourd’hui une compétence incontournable.
Et au cœur de ce modèle, la valeur terminale occupe une place disproportionnée, à la fois en poids et en complexité.
Cet article s’adresse aux professionnels de la finance, aux analystes, aux investisseurs ou encore aux consultants qui souhaitent approfondir leur compréhension de cette notion essentielle. L’objectif est de proposer une lecture structurée, analytique et exigeante de la valeur terminale, tant dans sa version mathématique (croissance perpétuelle) que marché (méthode des multiples).
I. Comprendre la valeur terminale : nature et enjeux
Définition et rôle dans une évaluation
La valeur terminale est souvent la grande silencieuse des modèles de valorisation, celle qui détermine pourtant la majeure partie de la valeur obtenue sans toujours recevoir l’attention qu’elle mérite. Dans un modèle d’actualisation des flux de trésorerie (DCF), elle représente la valeur actualisée des flux futurs au-delà de la période de prévision explicite, c’est-à-dire celle qui commence lorsque l’analyste cesse de projeter ligne par ligne les performances financières d’une entreprise.
Cette notion, en apparence technique, touche pourtant à une réalité profonde : la plupart des entreprises ne cessent pas d’exister après cinq ou dix ans de prévision, bien au contraire. Il serait réducteur — voire absurde — de considérer que leur capacité à générer des flux de trésorerie s’éteint brutalement avec la fin du modèle. La valeur terminale tente ainsi de capturer cette création de valeur à long terme, dans un cadre conceptuel et méthodologique cohérent.
Poids relatif dans le modèle DCF
On distingue ainsi deux périodes fondamentales dans toute évaluation fondée sur le DCF : la période explicite, généralement limitée à 5 ou 7 ans, où les hypothèses sont détaillées ligne à ligne (croissance, marges, investissements), et la période terminale, qui regroupe tous les flux à venir au-delà de ce seuil.
Pourquoi cette seconde période est-elle si importante ? Tout simplement parce que dans la grande majorité des modèles, la valeur terminale représente entre 50 % et 80 % de la valeur d’entreprise. Elle cristallise donc, dans un seul chiffre, l’essentiel de la valeur anticipée. Ce poids statistique peut surprendre. Il ne traduit pas un excès de confiance en l’avenir, mais une conséquence arithmétique de la nature même des flux actualisés : plus les flux sont éloignés dans le temps, moins ils pèsent isolément, mais leur accumulation sur une infinité d’années crée une masse significative.
Justification conceptuelle de l’hypothèse d’infinité
La valeur terminale est donc bien plus qu’un simple appendice. Elle constitue le miroir des hypothèses de long terme que l’analyste pose sur l’avenir de l’entreprise : sa capacité à croître durablement, à maintenir sa rentabilité, à rester compétitive.
La prudence doit être de mise, car une surévaluation de cette partie du modèle peut conduire à des valorisations largement biaisées.
Enfin, il est essentiel de rappeler que la valeur terminale n’a de sens que dans un cadre théorique bien défini : l’entreprise est supposée continuer indéfiniment son activité, dans des conditions relativement stables, sans rupture stratégique majeure, ni discontinuité structurelle. Dans ce contexte, la valeur terminale devient un outil puissant, mais exigeant, au croisement de la rigueur mathématique et de la projection stratégique.
II. Les fondements théoriques de la valeur terminale
Hypothèses sous-jacentes : continuité, stabilité, croissance soutenable
La valeur terminale repose sur un ensemble d’hypothèses fondamentales qui doivent être parfaitement comprises pour être maîtrisées. L’évaluation d’une entreprise par un modèle DCF suppose implicitement que l’activité ne s’interrompt pas brutalement après la période de projection explicite, mais continue à générer des flux de trésorerie dans un environnement stabilisé.
Ce principe de continuité d’exploitation est une pierre angulaire de l’approche. Il postule que l’entreprise, après avoir atteint un stade de maturité, poursuivra son activité selon des hypothèses économiques raisonnables, sans rupture stratégique majeure.
À cette continuité s’ajoute une stabilité structurelle : la rentabilité, les investissements et la croissance doivent tendre vers des niveaux soutenables et réalistes sur le très long terme. L’entreprise est supposée évoluer dans un environnement où ses avantages compétitifs sont préservés, mais sans croissance extravagante ni compression de marges infinie.
Enfin, la notion de croissance soutenable est centrale. Il ne s’agit pas de projeter une croissance illimitée, mais une croissance modeste, alignée avec les fondamentaux économiques, tels que le taux d’inflation, la croissance réelle du PIB ou encore l’évolution structurelle du secteur.
Formule mathématique : la logique d’actualisation à l’infini
Derrière la valeur terminale se cache une expression mathématique élégante et puissante. Lorsqu’un flux de trésorerie croît à un rythme constant à l’infini, sa valeur actuelle se calcule à l’aide de la formule classique de la rente croissante perpétuelle.
Cette formule est la suivante :
VT = FCF(n+1) / (r – g)
Où :
- VT est la valeur terminale à la fin de la période de prévision explicite,
- FCF(n+1) est le flux de trésorerie attendu pour la première année après la période explicitée,
- R est le taux d’actualisation (souvent le WACC dans un DCF),
- g est le taux de croissance perpétuelle attendu.
Cette formule repose sur les fondements mathématiques des suites géométriques convergentes. Elle permet de résumer la somme actualisée d’une infinité de flux croissants par une expression finie, à condition que le taux de croissance soit strictement inférieur au taux d’actualisation (c’est-à-dire g < r).
Notions économiques implicites
Au-delà de la formule, l’utilisation de la valeur terminale dans un modèle financier véhicule un ensemble de postulats économiques sous-jacents.
D’une part, elle suppose que le marché dans lequel évolue l’entreprise restera stable et compétitif à long terme, sans bouleversements structurels majeurs, ni discontinuités technologiques radicales.
D’autre part, elle implique que l’entreprise sera capable de maintenir sa capacité bénéficiaire malgré l’érosion naturelle de ses avantages concurrentiels au fil du temps, par des stratégies de renouvellement, d’innovation ou de consolidation.
Enfin, et c’est une subtilité souvent sous-estimée, la valeur terminale traduit une hypothèse d’équilibre économique : dans le très long terme, la croissance de l’entreprise converge vers celle de l’économie globale, et ses taux de rentabilité tendent vers des niveaux compétitifs normalisés.
III. La méthode de croissance perpétuelle (Gordon-Shapiro)
Présentation de la formule de Gordon-Shapiro
La méthode de croissance perpétuelle, souvent appelée méthode Gordon-Shapiro, constitue l’approche la plus couramment utilisée pour calculer la valeur terminale dans un modèle DCF.
Elle repose sur l’idée qu’après une période de projection explicite, l’entreprise atteint une phase de maturité dans laquelle ses flux de trésorerie disponibles croissent indéfiniment à un taux constant et raisonnable.
La formule de base s’écrit de manière simple :
Valeur terminale = FCF de l’année n+1 ÷ (taux d’actualisation – taux de croissance)
Soit, en termes symboliques : VT = FCF(n+1) / (r – g)
Dans cette expression :
-
VT représente la valeur terminale calculée à la fin de la période de prévision,
-
FCF(n+1) correspond au flux de trésorerie libre attendu pour la première année suivant la période de projection,
-
r est le taux d’actualisation (souvent le WACC),
-
g est le taux de croissance perpétuel supposé constant à long terme.
Ce modèle tire son origine de la valorisation des dividendes dans les sociétés matures, mais il a été adapté au contexte des flux de trésorerie disponibles pour refléter plus fidèlement la capacité de l’entreprise à générer de la valeur pour tous les apporteurs de capitaux.
Conditions de validité de l’approche
Si cette méthode est séduisante par sa simplicité, elle repose néanmoins sur des hypothèses rigoureuses. La première d’entre elles est que l’entreprise a atteint une phase de maturité à la fin de la période de projection explicite. Elle ne doit plus présenter de volatilité significative dans ses résultats, ni engager de transformations structurelles majeures.
Autrement dit, ses flux futurs doivent être prévisibles, stables et soutenables.
La deuxième condition est que le taux de croissance à l’infini, noté g, demeure inférieur au taux d’actualisation utilisé dans le modèle. Cette condition est mathématiquement impérative : si g ≥ r, la formule devient invalide car elle implique une valeur infinie ou négative.
Enfin, il est essentiel que le flux utilisé en numérateur, FCF(n+1), soit calculé avec soin. Il ne doit pas être une simple répétition du flux de l’année précédente, mais bien une projection cohérente intégrant les effets de la croissance perpétuelle, des investissements de maintenance et de l’évolution des besoins en fonds de roulement.
Choix de la croissance à long terme : prudence et discipline analytique
L’un des aspects les plus sensibles de cette méthode réside dans le choix du taux de croissance perpétuel g. En effet un écart de 0,5 point sur cette variable peut avoir un effet disproportionné sur la valeur terminale, et donc sur la valorisation totale de l’entreprise. Il convient donc de l’aborder avec la plus grande rigueur.
Dans la pratique, ce taux est souvent aligné sur une croissance structurelle de long terme. Pour une entreprise opérant dans une économie développée, il est raisonnable de retenir un g compris entre 1 % et 3 %, reflétant l’inflation plus une croissance réelle modérée. Ce taux peut être ajusté selon le secteur, le positionnement concurrentiel ou l’exposition géographique de l’entreprise.
Il faut éviter deux extrêmes :
-
Une valeur trop optimiste, qui revient à supposer que l’entreprise surperformera éternellement l’économie globale, ce qui est peu réaliste ;
-
Une valeur trop faible ou nulle, qui sous-estime la capacité de l’entreprise à créer de la valeur au-delà de la période projetée.
Enfin, ce taux doit être cohérent avec les hypothèses du modèle DCF dans son ensemble. Par exemple, il est incohérent de supposer une croissance perpétuelle supérieure à la croissance des investissements ou de la marge opérationnelle.
IV. La méthode des multiples
Formule générique : VT = multiple × indicateur financier
La méthode des multiples est une alternative crédible à la croissance perpétuelle pour estimer la valeur terminale dans un modèle DCF. Elle consiste à appliquer un multiple de marché à un indicateur financier représentatif de la performance future de l’entreprise, comme l’EBITDA, l’EBIT ou le résultat net.
La formule s’écrit de manière simple :
Valeur terminale = multiple × indicateur financier de l’année n+1
Ce multiple est issu de l’observation du marché, c’est-à-dire des valorisations implicites d’entreprises comparables cotées ou de transactions récentes dans le même secteur. L’approche repose donc sur une logique de parité de valorisation : une entreprise présentant des caractéristiques similaires à celles de ses pairs devrait, toutes choses égales par ailleurs, se valoriser selon les mêmes multiples.
Cette méthode est particulièrement utilisée dans les secteurs où les comparables sont nombreux et homogènes, ou dans des contextes de valorisation relative (banques d’affaires, private equity, évaluations dans le cadre de due diligences).
Origine des multiples : comparables boursiers ou transactions
L’un des points critiques de cette méthode réside dans la sélection des comparables. Deux sources principales peuvent être mobilisées :
-
les sociétés cotées présentant une structure opérationnelle, une taille, une géographie ou une dynamique de croissance proche ;
-
les transactions récentes sur des cibles similaires, généralement disponibles via des bases de données financières spécialisées (Mergermarket, Capital IQ, Pitchbook…).
Une fois les comparables identifiés, on calcule des multiples de valorisation sur la base d’un indicateur standardisé (EV/EBITDA, EV/EBIT, P/E, etc.) puis on applique une moyenne ou médiane sectorielle. Il est courant d’ajuster ces multiples pour tenir compte de facteurs spécifiques à l’entreprise évaluée : croissance, rentabilité, cyclicité, levier financier, etc.
Le principal avantage de cette approche est qu’elle ancre la valorisation dans la réalité du marché, ce qui peut renforcer la crédibilité du modèle auprès d’investisseurs ou de contreparties. Toutefois, elle suppose une transparence et une pertinence des données disponibles, ce qui n’est pas toujours garanti.
Avantages, précautions et biais fréquents
L’attrait de la méthode des multiples réside dans sa simplicité apparente et dans son ancrage au marché. Elle permet de vérifier la cohérence des résultats d’un modèle DCF basé sur une croissance perpétuelle, ou de réconcilier différentes méthodes de valorisation. Elle est souvent utilisée comme test de robustesse, notamment par les analystes sell-side.
Mais cette méthode comporte également des biais importants. D’abord, elle peut introduire une forme circulaire de raisonnement : si le marché est surévalué ou sous-évalué au moment de l’analyse, la valeur terminale en sera mécaniquement affectée. Ensuite, les multiples de transactions intègrent parfois des éléments spécifiques (primes de contrôle, synergies anticipées) qui ne sont pas forcément transférables à l’entreprise analysée.
Il faut également veiller à la cohérence temporelle : l’indicateur utilisé (ex : EBITDA 2029) doit être aligné avec le moment où la valeur terminale est calculée. Et enfin, le multiple appliqué doit être compatible avec les hypothèses du modèle : il est incohérent d’utiliser un multiple tiré d’un marché mature sur une entreprise encore en croissance rapide, ou inversement.
En résumé, la méthode des multiples est un outil utile, mais elle nécessite une lecture critique, une sélection rigoureuse des comparables, et une modélisation disciplinée.
V. Études de cas
Cas A : entreprise industrielle stable – méthode de croissance perpétuelle
Imaginons une entreprise spécialisée dans la fabrication de composants mécaniques, active depuis plusieurs décennies, disposant d’un réseau de clients fidèles, et évoluant dans un secteur mature. Son chiffre d’affaires croît à un rythme modeste, ses marges sont stables, et ses investissements de renouvellement sont bien maîtrisés. L’entreprise ne présente pas de rupture stratégique à court ou moyen terme. Sa structure financière est saine et sa part de marché relativement constante.
Dans ce contexte, la méthode de croissance perpétuelle s’impose naturellement pour calculer la valeur terminale. Le modèle suppose que l’entreprise continuera à générer des flux de trésorerie réguliers, avec une croissance de long terme alignée sur l’inflation ou la croissance réelle du PIB, par exemple 2 %. Cette hypothèse est soutenue par l’historique de performance, la stabilité sectorielle et la maturité du business model.
Le WACC retenu est de 7 %, et le dernier FCF projeté est de 8 millions d’euros. Le calcul de la valeur terminale repose ainsi sur la formule VT = FCF(n+1) ÷ (r – g), soit :
VT = 8,16 M€ ÷ (7 % – 2 %) = 163,2 M€
Ce résultat s’intègre de manière fluide dans le modèle DCF global, qui repose sur des hypothèses prudentes, fondées sur les performances passées et sur une vision raisonnable de l’avenir.
Cas B : entreprise technologique en forte croissance – méthode des multiples
Prenons maintenant une entreprise technologique non cotée, active dans le développement de solutions SaaS pour la logistique urbaine. Fondée il y a cinq ans, elle connaît une croissance rapide : +40 % par an en chiffre d’affaires, mais ne dégage pas encore de bénéfices nets significatifs. Les investissements en R&D sont importants, et l’équilibre opérationnel n’est attendu qu’à partir de l’année n+4.
Dans ce type de situation, la méthode de croissance perpétuelle devient difficile à justifier. Elle reposerait sur une extrapolation trop fragile des flux futurs dans un environnement incertain. La solution retenue est donc l’utilisation d’un multiple de valorisation, appliqué à un indicateur pertinent au moment où l’entreprise atteint sa maturité opérationnelle.
Le modèle prévoit qu’en année n+5, l’entreprise génèrera un EBITDA de 10 millions d’euros. En s’appuyant sur des transactions récentes dans le secteur (start-ups B2B SaaS à forte croissance), un multiple médian EV/EBITDA de 12x est retenu. La valeur terminale est alors estimée à :
VT = 12 × 10 M€ = 120 M€
Cette méthode, bien qu’imparfaite, offre une ancre de valorisation cohérente avec le marché et prend en compte le fait que la visibilité sur les flux post-n+5 reste limitée.
Discussion critique sur les hypothèses retenues
Ces deux cas illustrent la nécessité d’adapter la méthode de calcul de la valeur terminale au profil réel de l’entreprise. Dans le cas de l’entreprise industrielle, la stabilité des flux permet d’appliquer la méthode de croissance perpétuelle sans risque majeur de distorsion. Le taux de croissance est raisonnable, et le différentiel avec le coût du capital est suffisant pour assurer la validité de la formule.
En revanche, pour l’entreprise technologique, le recours à un multiple s’impose comme une solution pragmatique. En l’absence de flux stabilisés à long terme, toute tentative de projection perpétuelle serait hasardeuse, voire spéculative. Le multiple agit ici comme une synthèse des anticipations du marché sur les entreprises à profil équivalent.
Dans les deux cas, la clé réside dans la cohérence des hypothèses, la qualité des données et la transparence de la méthodologie. Une bonne valorisation n’est pas nécessairement celle qui donne le chiffre le plus élevé, mais celle qui reflète au mieux la réalité économique du modèle analysé.
Note à insérer : Tableau comparatif final entre les deux méthodes, avec colonnes : type d’entreprise, indicateur utilisé, méthode retenue, avantages, limites, sensibilité du résultat.
VI. Conclusion
La valeur terminale n’est ni un artifice de fin de modèle, ni un simple ajustement technique : elle est le point d’aboutissement logique de toute démarche de valorisation fondée sur la capacité d’une entreprise à générer des flux économiques à long terme.
Deux grandes approches dominent le paysage :
- La méthode de croissance perpétuelle, adaptée aux entreprises stables et prévisibles,
- La méthode des multiples, plus ancrée dans le marché, utile pour valoriser les entreprises en forte transformation ou à visibilité incertaine.
Chaque méthode a ses forces, mais aussi ses limites. L’essentiel est de choisir celle qui correspond le mieux à la réalité stratégique, sectorielle et financière de l’entreprise analysée. Et dans tous les cas, l’analyste doit être capable d’expliciter ses hypothèses, de justifier ses choix et de tester la sensibilité de son modèle.
En définitive, maîtriser la valeur terminale, c’est comprendre qu’un chiffre ne vaut que par la crédibilité des hypothèses qui le soutiennent. Et que derrière toute projection se cache une vision de l’avenir : à la fois financière, mais surtout stratégique.